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Gilles Bastin, "Pierre Bourdieu, du rire aux larmes. Un livre d'entretiens avec Roger Chartier et un essai critique de Pierre Verdrager permettent de réévaluer la figure du sociologue"

Le Monde des livres, 12 mars 2010.

Huit années après sa mort, Pierre Bourdieu (1930- 2002) continue de projeter une ombre tutélaire sur les sciences sociales françaises. L'oeuvre est monumentale. Nombreux sont ceux qui y ont cherché refuge, tout comme ceux qui ont pris la plume pour rectifier et parfois attaquer quelques pans de l'édifice. Lecommentaire bourdieusien, en un mot, s'est confortablement installé dans le paysage éditorial français.

Si nul ne peut continuer à tirer post mortem les fils de sa destinée, il y a là un paradoxe évident concernant celui qui disait de sa sociologie, comme John Cage de sa musique, qu'elle était « destinée à faire taire tout un tas de gens », y compris ceux qui s'aventuraient dans l'exercice de la critique. Avec le temps, la mise en garde a perdu de sa superbe, raison pour laquelle s'élèvent désormais tant de voix pour réclamer leur part de l'héritage. Dans ce concert désordonné, deux textes récemment parus retiennent l'attention.

Le premier est constitué par la retranscription des entretiens que Roger Chartier mena avec Bourdieu sur France Culture, en 1988. L'historien note avec justesse, dans sa préface à ce volume, l'effet de décalage que produit la publication de ces entretiens. Le Bourdieu avec lequel il dialogue, « moins emprisonné par les rôles que, plus tard, il se choisit ou qu'on lui imposa », n'a pas encore écrit Sur la télévision et les textes politiques des dernières années. C'est encore l'homme de La Distinction, celui de la rupture épistémologique avec lesens commun et avec les disciplines qui, comme l'histoire justement, « sacrifient trop à la belle forme ».

Dès lors, l'entretien vaut moins parce qu'il introduit au débat théorique (sur les notions d'« habitus » ou de « champ », ou sur l'opposition entre individu et structure) que parce qu'il donne à entendre, au détour de tel ou tel échange, le « métier de sociologue » que Chartier fait mine de découvrir pour mieux laisser à son interlocuteur le soin de l'illustrer. Un très beau dialogue s'ensuit, tout en retenue, dont on ne peut que regretter qu'il ne soit pas ici accompagné d'un support audio. A l'historien qui commence sa première question en notant que « cela ne doit pas être très facile d'être sociologue », Bourdieu, riant sous cape comme d'habitude, répond en soulignant l'ennui que représente le fait d'être historien si, par là, on entend compter les tonneaux dans le port de Lisbonne, décrire la forêt de Cluny et écrire des livres qu'on offre à Noël : « On n'imaginerait pas de faire des séries de sociologie comme cadeau de Noël », ironise-t-il.

Le second livre est un essai profond, dans lequel Pierre Verdrager entend démontrer que la sociologie « abrasive » pratiquée par Bourdieu au nom de la lutte contre les préjugés et la doxa a enfermé celui-ci dans une guerre sans issue contre la société elle-même. En revisitant les textes de Bourdieu consacrés aux homosexuels, aux classes populaires, aux femmes et aux Kabyles, le jeune sociologue montre à quel point les capacités de résistance de ces groupes y sont occultées. Les individus n'y sont plus que de « vagues fantômes » que l'on distingue à peine dans la « brume » de discours stéréotypés (les dictons et propos d'évidence qui font la trame du Sens pratique par exemple), ou au milieu des « concepts moqueurs » et de l'ironie vengeresse qui transforme la sociologie en vaste bêtisier - notamment dans La Distinction.

Pierre Verdrager analyse finement, ici, le développement du « démarcationnisme » bourdieusien, ce raisonnement consistant à placer la sociologie non pas simplement à côté de la société, mais bel et bien en opposition avec elle. Par là, il laisse aussi entendre que le rire libérateur du jeune lecteur qu'il fut lui-même, et qui « n'appréciait rien tant que de voir les têtes, une à une, tomber » sous l'ironie du maître, s'est bientôt transformé en larmes, à force de percevoir les effets de disqualification produits par cette même sociologie, dès lors qu'elle s'applique non plus aux élites culturelles mais aux groupes dominés.

Note(s) :

Le Sociologue et l'Historien de Pierre Bourdieu et Roger Chartier
Agone, « Banc d'essais », 104 p., 13 €.
Ce que les savants pensent de nous et pourquoi ils ont tort. Critique de Pierre Bourdieu de Pierre Verdrager
La Découverte, 238 p., 19 €.

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