chapitre v
n. sarraute
À la conquÊte de la gÉnÉralitÉ

Littérature sans folie et sans âge


La « mise en place » de N. Sarraute s’est faite en deux étapes majeures. Ces deux étapes correspondent à deux niveaux de généralité différents, auxquels il conviendrait d’ajuster la portée des œuvres. En effet, dans Martereau, il serait question d’un malade considéré par N. Sarraute comme susceptible de ressentir étrangement ou violemment les choses : le niveau de généralité envisagé ici est faible, car les impressions pathologiques d’une personne présentent, a priori, une faible vulnérabilité à la généralisation. C’est ce premier niveau qui a été rendu disponible aux lecteurs et critiques, qu’il s’agisse des premiers prières d’insérer ou des interviews où elle mentionne explicitement le fait que le héros de Martereau est une personne très particulière.

Plus tardivement, N. Sarraute a porté son ouvrage à un niveau de généralité plus grand. Cet ancrage du « personnage » dans une condition pathologique ne trouverait son origine que dans un dispositif vraisemblabilisant. Ce personnage serait « en fait » plus général qu’il n’en a l’air. C’est ici qu’intervient le second niveau. En effet, l’expérience du tropisme, si elle reste cantonnée au seul malade, risque d’être enrayée dans un réseau étroit, puisque tout ce qui serait dit ne serait valable que pour la perception qu’auraient les personnes malades, et pas les autres[1104]. Cela peut être intéressant, mais, tout au plus, idiographiquement. Le mot le dit, la portée reste enracinée dans la particularité d’une pathologie. Dans la première interview en date qui a été conservée dans les archives des Éditions Gallimard, N. Sarraute limite la portée de son roman au seul univers pathologique :

G. d’Aubarède — ... Aujourd’hui, Nathalie Sarraute nous donne avec Martereau, un nouveau récit tout intérieur dont la lecture réclame une attention soutenue, mais qui, à ce prix, découvre des perspectives profondes dans la psychologie si difficile à saisir de ces hypersensibles que sont les êtres maladifs.

N. Sarraute — On trouvera dans mon livre une intrigue [...] qui a même son côté « policier ». Mais ce n’est pas elle que je me suis attachée à débrouiller. Ce qui m’a intéressée, ce fut de rendre d’aussi près que possible le mouvement de la vie intérieure, cette espèce de vacillement qui est sa vie propre. On aura peut-être l’impression en me lisant que les malades se forment une vision erronée du monde qui les entoure. Je les crois exceptionnellement lucides au contraire[1105].

Quelques années plus tard, la thématisation de la « folie » est assignée au seul début de carrière de l’auteur :

Au début, dans mes romans, c’est vrai qu’il y avait toujours un personnage que vous diriez particulièrement fou. Il ressentait les choses à l’intérieur de lui, et après, les autres aussi devenaient fous à leur tour[1106].

Ce type de thématisation enclave la portée de l’ouvrage à l’intérieur de l’enceinte de la thématique de la maladie. Ceux qui liront Martereau pourront être intéressés par ce que racontent ces êtres sensibles. Mais cette lecture reste, si l’on peut dire, documentaire. Les malades sont nombreux, et dire quelque chose sur eux représente un bon potentiel d’« intéressés », de gens qui se trouvent à l’intérieur de la problématique. Il s’agit d’une lecture d’« évasion », puisque nous nous dirigeons vers un autrui particulier que met en scène la fiction. Le prière d’insérer y revient :

C’est un jeune homme qui raconte l’histoire. Il vit chez son oncle à Paris, et soigne ses poumons dans le confort et l’oisiveté. Sauf de brefs moments de lucidité, ou plutôt de vision conventionnelle, il est plongé la plupart du temps dans un état d’hypersensibilité qui lui fait attribuer aux faits et aux sensations une signification étrange [...]. Martereau est-il un escroc ou un homme d’une infinie délicatesse ? Au fond de sa faiblesse et de son oisiveté, le narrateur passe à des alternatives de confiance et de soupçon. [...] Si Nathalie Sarraute n’a donné de nom qu’au seul Martereau, c’est pour souligner le contraste entre cet homme et la famille du narrateur. Martereau est le seul personnage de l’histoire qui ait des contours nets, que le jeune homme voit d’une façon saine et normale. Et pourtant l’énigme qui le ronge, ce n’est pas la famille qui la lui pose, sa famille tourmentée et inquiétante, mais bien ce Martereau qu’il croyait toute lumière, toute simplicité. Avec une puissance de pénétration et un acharnement dans l’analyse qui font songer à Proust, Nathalie Sarraute a écrit ici un roman qui touche à ces buts si rarement atteints ensemble : le portrait profondément vrai d’un caractère (le narrateur) et la peinture d’un milieu social.

Ce prière d’insérer, que nous avons pu obtenir très facilement chez l’éditeur, n’a curieusement pas été reproduit dans l’édition de la Pléiade[1107]. Seul celui de l’édition de poche a été retenu[1108]. Tous les prières d’insérer des autres livres ont pourtant été réédités dans l’édition scientifique. La scientificité de l’édition s’arrêterait-elle là où émerge un problème de mise en place ? La lecture du second prière d’insérer pourra nous faire préciser la nature de l’omission : on nous dit que N. Sarraute nous montre « des mouvements intérieurs à l’état naissant, qui glissent très rapidement aux limites de la conscience et affleurent au dehors sous la forme de paroles ou d’actes[1109]. »

Nous n’avons plus « la peinture profondément vraie d’un caractère », mais « la conscience », autrement dit la conscience de tout le monde. Ce personnage n’est plus pertinent en soi. Un peu plus loin, il est stipulé, en passant, que le narrateur est « particulièrement sensible à ces mouvements [qu’] il découvre en lui-même et chez ceux qui vivent avec lui dans ce milieu familial. » On n’en dira pas plus sur la particularité pathologique du narrateur. Là où l’on nous parlait d’un hypersensible local, il est désormais question de problématiques globales (« mouvements intérieurs »), de plans ontologiques fondamentaux (« Comme tous les livres de Nathalie Sarraute, Martereau, a donc été écrit sur deux plans. D’une part des mouvements ou des tropismes ; d’autre part, l’apparence, le lieu commun auxquels ces tropismes aboutissent »).

La comparaison est éloquente puisqu’en huit ans, on est passé de l’histoire particulière d’un hypersensible à un récit universel concernant l’humanité entière. On a basculé subrepticement d’un contexte spécifique à un contexte générique. Le narrateur ne vaut plus pour lui-même : il exemplifie[1110] certaines propriétés plus générales, « plus fondamentales[1111] ». Il n’est plus la fin du récit, son terme, il devient un moyen de parvenir à une réalité plus systématique, il est ce par quoi doit passer notre regard pour que notre « commune humanité » s’y réfléchisse. Autant dire qu’il s’agit d’un tournant.

On ne peut pas croire que les éditeurs n’aient pas eu accès à ce prière d’insérer. Pourquoi a-t-il été éludé ? Très vraisemblablement parce que celui-ci n’est pas de la main de N. Sarraute en personne. Mais, pour nous, ce fait n’a guère d’importance, le prière d’insérer existe et est, sur les points que nous soulevons, conforme aux propres déclarations de N. Sarraute dans l’interview que nous venons de citer. Ailleurs, alors que Le Planétarium a déjà paru, N. Sarraute affirme :

Pour répondre à votre question sur « ce que je fais », je dirai que je projette l’être de personnages paranormaux, que je les situe dans leur omnivalence, enfin que j’opère des survols immobiles du passé et que je saisis des états en train de se former[1112].

Plus tard, N. Sarraute a jeté un regard rétrospectif sur ces déclarations dont tout laisse penser qu’elles sont « compromettantes » en ce qu’elles particularisent d’une manière excessivement localiste la pertinence de la fiction. L’extension d’un niveau de pertinence (un hypersensible) à un niveau de pertinence plus général (les « sensations » de tout le monde) a été verrouillée une bonne fois pour toutes par les déclaration ultérieures de N. Sarraute qui a justifié l’échelle du particulier par une timidité de jeunesse (c’est-à-dire 52 ans au moment de la publication de Martereau) :

[Dans Le Planétarium], il n’y a plus de narrateur, j’ai supprimé le narrateur, j’ai pris plus d’assurance, avant j’avais besoin d’un narrateur, ça paraissait très fou tous ces mouvements, toutes ces recherches, et alors j’avais besoin de quelqu’un qui, soit... n’avait pas de profession, qui soit malade. C’est une concession que je faisais au lecteur et à moi-même pour me montrer qu’il fallait être dans des circonstances exceptionnelles pour percevoir ces tropismes, sans quoi ça paraîtrait invraisemblable, qu’on s’en occupe, qu’on les sente, et puis après j’ai pris plus d’assurance et dans Le Planétarium, eh bien tous les personnages sont animés par ces mouvements, ils ont des tropismes, ils se voient en plus les uns les autres comme des personnages, comme nous nous voyons et alors c’est ce jeu continuel entre eux et l’apparence que j’ai voulu montrer dans Le Planétarium[1113].

C’est l’argument vraisemblabilisant qui permet de donner rétrospectivement sa justification à l’existence du personnage du « fou » :

Dans Portrait d’un inconnu et dans Martereau comme je n’avais pas confiance, comme je pensais qu’on ne voyait pas ces tropismes, que personne ne les percevait, j’avais effectivement introduit un personnage, une sorte de « fou » qui passait son temps à les chercher chez les uns et les autres. Ces « Tropismes » presque personne, à ce moment-là, ne les disait et on me disait : « C’est complètement fou ». [...] Et puis à partir de là, je me suis dit dans Le Planétarium, je n’en ai plus eu besoin. J’ai pris confiance, je me suis dit : « Tout le monde les a, ces mouvements, tout le monde les éprouve[1114] ».

La « normalisation » des personnages change radicalement la nature du contenu et autorise une montée très raide en généralité qui permet ainsi de se mettre sur le chemin de l’humanité tout entière[1115]. On peut appeler ce déplacement d’un contexte local à un contexte global une « délocalisation ». De tous les personnages du Planétarium à toutes les personnes physiques du monde réel il n’y a qu’un pas, que franchit très rapidement N. Sarraute. Cette généralisation, opérée à la fois sur le plan narratif (d’un personnage à plusieurs personnages) et sur le plan référentiel (des personnages aux personnes), s’est effectuée de manière très radicale, et relativement tôt, quoique pas depuis le début. Un second exemple nous confirme que le déplacement généralisateur ne s’est pas fait dès le départ. Ainsi, après la publication du Planétarium, N. Sarraute répond à la question d’un critique qui estimait que ses personnages étaient des « adolescents attardés » :

C’est possible que les personnages — ceux qui cherchent — paraissent être adolescents attardés parce qu’il me semble que l’adolescence c’est justement la période de la prise de conscience. C’est le moment où la subjectivité s’affirme dans le monde des idées toutes faites fabriqué par les grandes personnes et par les adultes, c’est l’âge de la révolte. C’est l’âge où on commence à chercher par soi-même, où on rejette toutes les idées préconçues que la famille ou la société nous a imposées. Et à ce moment-là, tout cet univers d’apparence se défait. Et c’est pour ça que mes personnages qui cherchent ont l’air d’être des adolescents, ils sont en révolte contre le milieu ambiant. Ils veulent détruire les lieux communs et voir ce qu’il y a derrière. Et ce sont les adultes qui me paraissent infantiles parce que, eux, sont pris dans les clichés, dans ces lieux communs. Quand ils cesseront d’être adolescents, c’est là qu’ils redeviendront infantiles, comme les adultes qui les entourent, c’est-à-dire occupés à des futilités ou à des choses fausses[1116].

Observons comment la N. Sarraute de 1959 est timide sous ce rapport et combien le style est précautionneux. Dans les conférences données à partir de cette année-là, la visée de la généralité apparaît, mais sous une forme extrêmement modalisée qui tranche avec les déclarations ultérieures bien plus définitives : « Quand j’écrivais ces Tropismes, il m’arrivait de me demander s’ils avaient une portée générale. » L’insécurité est ce qui permet d’endiguer, provisoirement, la doctrine universalisante de N. Sarraute. La rencontre avec un texte de F. Dostoïevski tente de sceller une « alliance » qui va permettre d’assumer plus tranquillement le point d’honneur universaliste :

Tout récemment, après avoir vu au théâtre une adaptation d’une des nouvelles de Dostoïevski : « Une vilaine histoire », je l’ai lue pour la première fois et j’y ai trouvé ceci : « On sait que des raisonnements entiers passent parfois dans nos têtes instantanément sous forme de sortes de sensations qui ne sont pas traduites en langage humain et d’autant moins en langage littéraire. Et il est évident que beaucoup de ces sensations traduites en langage ordinaire paraîtraient totalement invraisemblables. Voilà pourquoi elles n’apparaissent jamais au grand jour et pourtant elles se trouvent chez chacun. » Il me semblait que ça aurait pu se reporter à mes tropismes. Cela m’aurait quelque peu rassurée si je l’avais lu quand j’écrivais mes premiers textes et que je me demandais si je n’étais pas seule à éprouver ces sensations[1117].

Ensuite, jamais N. Sarraute n’a plus baissé la garde et a réaffirmé systématiquement de l’universalité de son propos. Cette exigence de généralité dans les fictions, s’est retrouvée également dans le texte a priori le plus difficilement généralisable : Enfance. N. Sarraute a tenté de hisser le champ de pertinence du récit à un niveau de généralité toujours plus grand. Ainsi on s’élève thématiquement d’une petite fille à un enfant (« J’ai voulu décrire un enfant plutôt qu’une petite fille ») ; d’un enfant à tous les enfants (« j’espérais que cela présenterait un intérêt général. C’était une enfance, même si les circonstances de cette enfance étaient inhabituelles, je pensais que ces sensations étaient celles de n’importe quelle enfance[1118] ») ; de tous les enfants aux adultes (« lorsque j’ai voulu montrer l’idée de la beauté de ma mère comparée à celle de la poupée de coiffeur, cette souffrance que provoquait ce qui devait devenir une obsession, une idée fixe, ce qui m’intéressait c’était moins peut-être comment s’était installée et avait fonctionné cette obsession qui peut se produire chez d’autres à propos d’autres choses, et pas seulement chez des enfants[1119] »).

C’est la raison pour laquelle N. Sarraute a toujours refusé de parler d’une « autobiographie » qui présente entre autres inconvénients — pour qui accepte l’exigence de généralité — d’être excessivement enracinée dans la trajectoire d’une personne particulière[1120] :

Ce qui surgit, ce sont plutôt des éléments significatifs, que des repères biographiques. Bien sûr, c’est « mon » enfance, « ma » mémoire, mais je ne raconte pas ma vie[1121].

Lorsqu’on interroge l’auteur sur le caractère autobiographique de son œuvre, celui-ci répond d’une manière telle que le détour par la particularité d’un sujet est rendue compatible avec la généralité d’une thématique. Cette mise en équivalence permet de réconcilier ces deux mouvements antinomiques que sont la « descente en subjectivité » et, simultanément, la « montée en généralité » :

Je reconnais volontiers le caractère autobiographique de mon œuvre, à condition qu’on veuille bien ôter à « autobiographie » son contenu anecdotique ; à condition aussi que vous me permettiez d’ajouter que nous nous ressemblons tous comme deux gouttes d’eau[1122].

La menace que pourrait subir l’ambition universaliste de N. Sarraute peut être conjurée en faisant dépendre, comme on l’a vu, la responsabilité de l’échec de la communication sur le seul pôle de la réception. C’est dans un tel contexte qu’intervient l’étonnement de l’auteur, non pas de la limite d’un texte littéraire, mais des limites des lecteurs :

Lorsque j’écris, je crois toujours que les lecteurs ont éprouvé cette sensation. Je suis toujours étonnée lorsque des lecteurs, ou même des amis, me disent que pour eux, ça ne répond à rien. Ils n’ont jamais rien éprouvé de semblable[1123].

Ici, il est impossible de faire la différence entre un argument de marketing, destiné à accroître le nombre des lecteurs en les « intéressant », et un argument de doctrine littéraire, comme « l’universalité » du tropisme, tout simplement parce que les deux logiques se superposent indissociablement. Ainsi, la doctrine de l’anonymat est étroitement dépendante de la doctrine universaliste départicularisante :

À ces mouvements qui existent chez tout le monde et peuvent à tout moment se déployer chez n’importe qui, des personnages anonymes, à peine visibles, devaient servir de simple support[1124].

Toutes ces actions visent à imposer un mouvement généralisateur qui doit permettre d’administrer le réflexe qui fera déceler sous le particulier (certaines réactions de ce personnage) le général (la psychologie de l’Humanité) que ce particulier exemplifie[1125].

Le contexte formel est ce qui permet d’asseoir cette prétention à la généralité, en neutralisant toute autre possibilité d’épreuve que celle du temps. La définition de cette épreuve, visant à déterminer le bon grain de l’ivraie, fait également l’objet d’une imposition. Ceci ne va pas de soi dans la mesure où il est concevable d’imaginer une pluralité d’épreuves capables de définir le sens de ce que peut signifier « réussir » en littérature. L’imposition du dispositif de l’épreuve du temps doit contraindre le contexte de réception dans sa capacité à définir les conditions qui déterminent le sens de la réussite[1126]. On le voit, la validation de l’épreuve temporelle est la projection sur le plan chronologique de l’exigence de généralité anthropologique visée par N. Sarraute.

C’est également en vertu d’une exigence plus grande de généralité que la pertinence de l’âge, caractéristique particularisante, sera plus tard totalement abandonnée, qu’il s’agisse des autres (« Si un enfant de sept ans a cette idée-là dans la tête, cela me met dans le même état que si elle est dans la tête d’un philosophe de soixante-dix ans[1127] »), ou de l’auteur lui-même (« Ce que je trouve très choquant, c’est qu’on associe mon âge à ce que j’écris. C’est le texte qui compte, pas l’âge. Un texte doit être lu comme si l’auteur avait toujours trente ans. On se préoccupe beaucoup de l’âge des écrivains, moins de celui des peintres me semble-t-il, c’est curieux. N’est-ce pas Le Titien qui peignait encore à sa mort, à 90 ans[1128] ? ») N. Sarraute défend le caractère « tout public » de son œuvre en prenant appui sur un principe d’identité qui met en équivalence toutes les personnes :

J’ai été interviewée à la radio, par un jeune homme ici et qui m’a dit, « c’est moi, c’est absolument moi » Je lui dis : « Quel âge avez-vous ? », il me dit : « vingt-huit ans, je viens de me marier, on a fait une erreur épouvantable dans cet appartement que ma femme et moi sommes en train d’installer et ça a déclenché chez moi une véritable folie. Je suis exactement comme ça. » [...] [Il s’agissait] d’un jeune homme de vingt-huit ans qui travaillait à la radio qui était parfaitement équilibré, enfin ce n’était pas une espèce de vieille folle maniaque qui habitait seule dans son appartement qui éprouvait exactement les mêmes sensations, ça leur apparaissait tout à fait normal[1129].

L’exigence de montée en généralité s’est manifestée tant dans les fictions, que dans les essais. Ainsi, selon N. Sarraute, la portée de L’Ère du soupçon n’est pas idiographique, mais générale. Celle-ci ne s’adresse pas seulement aux dostoïevskiens, ou aux spécialistes de F. Kafka, mais à tous ceux qui s’intéressent à la littérature » puisque, affirme-t-elle,

il ne s’agit pas d’une étude littéraire sur quelques écrivains, mais d’un propos à la fois plus vaste et plus général qui englobe l’ensemble des difficultés auxquelles se heurte aujourd’hui le romancier[1130].

Si les coordonnées socio-historiques sont rejetées, c’est dans la mesure où elles sont toujours susceptibles de faire perdre au projet littéraire sa généralité :

F. Dupuy-Sullivan — Quelle place accordez vous au contexte historique dans la création littéraire ?

N. Sarraute — Chez moi, je ne le vois pas[1131].

Si Martereau est un livre sur les lubies des malades hypersensibles, c’est « bien ». Si c’est un ouvrage « universel » sur l’Homme, c’est « mieux », au sens où beaucoup de personnes sont susceptibles d’être concernées par le texte romanesque. L’élargissement de la mise en place permet de hisser « plus haut » et « plus loin » l’ambition romanesque. La mise en place universelle n’a jamais été démentie par N. Sarraute qui s’adresse donc, pour ainsi dire, à la terre entière. La généralisation permet de faire passer le lecteur et les critiques d’une lecture « frivole » de l’évasion[1132] (vers autrui) à une lecture de l’invasion (en soi), pour reprendre l’opposition mallarméenne, et c’est dans ce déplacement de la focalisation de la distraction[1133] à l’attention, que peut s’engendrer la grandeur d’un auteur « universel » écrivant des livres parlant au monde entier. Au début, nous avons une N. Sarraute faite pour quelques uns, puis une N. Sarraute pour tout le monde.

Cette universalité, N. Sarraute l’a généralement exprimée en basculant du contexte littéraire au contexte réel. Elle passe ainsi toujours insensiblement des êtres textuels, des « personnes sans entrailles », aux personnes réelles : elle fait, par conséquent, dépendre la vitalité et la validité de sa fiction sur des contraintes qui appartiennent à une extériorité qui n’est autre que le monde. La grandeur de l’œuvre doit pouvoir se soutenir de l’ampleur du dévoilé et c’est à la seule condition que le texte soit tenu pour universel que la fermeté de sa valeur peut s’affirmer[1134]. Et le seul moyen de se mettre sur le chemin de tous les lecteurs, de croiser les foules, sans pour autant risquer la disqualification par rabattement sur la littérature « commerciale », consiste à enraciner le sens du texte littéraire dans un ordre de grandeur qui soit favorable à ce genre de croisement. À partir de là, la généralité du texte de N. Sarraute peut s’affirmer d’autant plus efficacement qu’elle n’est pas le produit d’une intention de succès, mais est une conséquence directe de la doctrine romanesque qui consiste justement à travailler la question du comportement des personnes à un certain niveau de généralité. Le « tropisme » est en effet ce qui permet de construire l’équivalence des personnes au niveau de l’intériorité. Mais l’argument de l’équivalence peut à la fois fonctionner tant sur le mode de la description anthropologique — tout le monde ressent des tropismes[1135] — que sur celui de la cible lectorale — tout le monde peut lire N. Sarraute. Le travail de mise en place est le symétrique inverse de celui de la dénonciation selon L. Boltanski. Il ne s’agit plus, en effet, de dévoiler le particulier sous le général, mais le général (anthropologique) sous le particulier (diégétique) :

J’essaie de ne prendre dans le particulier que ce que je considère comme étant général. Et alors quand on me dit par exemple que j’observe des bourgeois, c’est absolument vrai, je vis dans un milieu bourgeois et au milieu de bourgeois. Je ne vis pas au milieu d’ouvriers, je cerne donc ces mouvements chez les bourgeois mais [...] [chez les Russes] j’ai observé exactement les mêmes mouvements[1136].

C’est la raison pour laquelle toute tentative de caractérisation sociologique par spécification des variables sociales est rejetée immédiatement, dans la mesure où elle constitue une menace de particularisation :

An. — Je ne vous suivrai pas tout à fait jusqu’au bout de ce que vous venez de nous dire. Je crois que les pulsions les plus élémentaires et singulièrement les instincts les plus agressifs subissent un modelage où la rencontre entre le vécu infantile et les structures sociales donnent des gauchissements, des modifications qui peuvent varier énormément d’un climat à l’autre et même d’un groupe social à l’autre.

N. Sarraute — Non, j’ai l’impression là que c’est tellement infime que ça varie davantage suivant les contacts dans lesquels l’individu s’est trouvé mais pas tellement suivant le groupe. J’ai la conviction, et même absolument la certitude [que les Russes] ont exactement les mêmes sensations, les mêmes pulsions[1137].

Le mouvement ici est particulièrement complexe à suivre. Le critique tente de généraliser les observations que l’on peut faire de la psychologie des personnes. Mais cette manière de généraliser fonctionne ici surtout, paradoxalement, comme une particularisation, puisqu’elle tend à rabattre sur une catégorie nationale déterminée l’ensemble des singularités observées, ce qui a pour conséquence de lui ôter toute portée universelle. N. Sarraute contrecarre cet argument en réduisant le contexte d’observation à l’échelle de l’interaction, qui constitue ici le plus court chemin vers la généralité la plus universelle, selon le principe du pars pro toto où le particulier réfléchit le grand tout dans sa totalité[1138]. Cette recherche de généralité sera constante chez N. Sarraute. Il apparaît ici clairement que les notions d’« autonomie » ou d’« hétéronomie » ne peuvent être d’aucune aide. Encore une fois, N. Sarraute n’est ni « autonome » — puisque l’auteur manifeste des préoccupations de généralité et de lisibilité les plus larges possibles — ni « hétéronome » — puisque celle-ci ne consent pas à faire de « concessions » esthétiques. N. Sarraute s’efforce de rendre le croisement avec un lecteur possible, ce qui ne veut pas dire que ce croisement soit la finalité explicite de l’écriture littéraire. Prenons un premier exemple : pourquoi le texte n° 6 de Tropismes a-t-il été retiré de la seconde édition aux Éditions de Minuit en 1957 ? On va voir qu’on ne saura pas bien répondre à cette question correctement et c’est justement cette difficulté qui doit nous mettre sur la voie. Dans une lettre adressée à S. Bell, N. Sarraute indique pourquoi elle a renoncé au texte n° 6 :

Ce texte me paraît dater et n’avoir pas de portée générale. Les impressions d’avant-guerre, les événements les ont effacés. De plus il me paraît que la forme en est moins bonne[1139].

On éprouve le plus grand mal à catégoriser ces paroles : le discours de la généralité est-il littéraire ou publicitaire ? On ne peut pas répondre à ce genre de question dans la mesure où leur sort se joue dans les controverses critiques. Des auteurs généralement jugés plus « commerciaux », peuvent parfois prononcer exactement les mêmes paroles. Ainsi, G. Simenon pouvait avoir des propos que N. Sarraute aurait pu tenir :

C’est précisément la rareté des décors qui fait, je crois, que mes livres sont lus dans quantité de pays qui n’ont rien de commun, l’Arabie Saoudite, la Chine, le Japon ou la Russie... Je considère que tous les hommes se ressemblent mais il faut, pour s’en apercevoir, écarter le pittoresque [...] Je crois à une sorte de vie universelle, où tout est égal. Les nationalités, c’est une balançoire qui nous laisse tomber au petit bonheur, ça n’est fondé sur aucune réalité... Je vais toujours au plus général, au plus commun. Je parle de mon arbre, jamais de mon cèdre[1140].

Le texte de N. Sarraute est retiré parce que « daté » : le sens et la compréhension dépendent très étroitement de coordonnées spatio-temporelles historiques précises qui le rendent particulièrement vulnérable au temps[1141]. L’idée même de vulnérabilité ne peut intervenir qu’en fonction de la présence d’un lecteur potentiel dont il est manifestement question. Imaginons une N. Sarraute autonome : celle-ci comprend très bien ce qu’elle veut dire dans son texte et méprise l’amplification des chances d’incompréhension que cause la présence de repères historiques stables vecteurs de contextualisation. Cette N. Sarraute « traduite dans le monde entier », n’existe tout simplement pas puisque la N. Sarraute que nous connaissons supprime un texte trop vulnérable au temps qui passe. Ce qui n’en fait pas, pour autant, un auteur « hétéronome », comme on l’a vu. Ces catégories sont donc inadéquates.

La généralisation opérée par N. Sarraute consiste à monter le plus haut possible en généralité et donc à indiquer les catégories que les éléments singuliers de la fiction exemplifie :

Là où je suis, il s’agit d’une substance anonyme et qui est je crois propre à tous. Je vois que les Japonais ou les Russes, quand ils lisent mes livres, ceux qui sentent ces choses-là trouvent ça presque évident, des gens de tous les âges, de tous les sexes parce que ça fait partie d’un certain niveau de notre subconscient et moi je suis convaincue que ce que je sens n’est pas propre à moi, ce que j’attribue aux autres parce qu’ils me ressemblent, c’est quelque chose qui est partagé par tout le monde[1142].

Ce que j’écrivais, c’était de la parole, uniquement du langage, par conséquent, il ne me semblait pas que cela pouvait convenir à une scène. Je n’imaginais pas les personnages, je pouvais à peine dire quel âge ils avaient, le sexe était arbitrairement choisi, j’avais distribué tous les mouvements, tous les tropismes entre des porteurs de ces mouvements intérieurs, sans trop m’occuper de ce qu’ils étaient. Je ne les voyais pas, je ne leur voyais aucune action scénique[1143].

Le sociologue, perplexe, peut avoir des cris d’orfraie en lisant ces lignes : ces affirmations contredisent l’essentiel des variables discriminantes dont il dispose pour rendre raison de la réalité. Le plus simple serait donc de crier au scandale, ce qui aurait pour désagréable conséquence de mettre à mal son exigence de neutralité, de suspendre son écoute et son effort pour convenablement décrire ce qu’il voit. Selon l’otique sarrautienne, le monde construit du sociologue est sans pertinence puisque, d’après la topologie de l’auteur, ce dont il s’occupe « n’est que » surface et est donc « inauthentique[1144] ». Le sociologue aurait beau insister sur les processus d’intériorisation de l’extériorité, par exemple sous la forme d’auto-contraintes, rien n’y ferait, même s’il dispose pour cela, par exemple, de l’œuvre de N. Elias qui a beaucoup travaillé sur l’historicité des structures subjectives et sur le caractère égo‑centrique de l’opposition « sujet / société », « dedans / dehors[1145] ». Il pourrait faire usage de G. Bachelard pour purger son objet de ces « mythes de l’intériorité[1146] ». Mais c’est oublier que les textes qui nous occupent ont une validité construite qui les met à l’abri de l’épreuve falsificatrice. Cela reviendrait purement et simplement à ne pas comprendre ce qui se passe : il reste donc au sociologue à décrire ce que l’on peut appeler deux régimes ontologiques, le « dedans » et le « dehors[1147] ». Le premier terme étant le lieu de la commune humanité, le second de l’inégalité « superficielle », « sociale », donc « fausse[1148] ». Le détour par l’intériorité est ce qui permet de monter en généralité, le tout reposant sur une « éthique de la conviction[1149] » :

C’est quelque chose dont je suis certaine que ça existe, et c’est dans ce sens que j’appelle ça réel. C’est une chose dont je suis sûre et que chacun peut la ressentir, par conséquent, cela a une certaine existence chez les gens[1150].

J’ai la certitude qu’à ce niveau des « tropismes », tout le monde éprouve les mêmes sensations[1151].

Je suis persuadée de l’identité profonde des personnages au niveau des tropismes. Je ne dis pas du tout que les actions extérieures et les caractères des êtres se ressemblent. Ce serait tout à fait faux naturellement. Ce serait contraire à l’évidence. Quand on les prend à ce niveau, assez en profondeur, là où les actes se forment, je crois qu’ils se produisent chez tout le monde[1152].

C’est également en fonction des contraintes de généralité que N. Sarraute oscille entre une reconnaissance de la difficulté et de l’« avant-garde » ésotérique et le rejet de tout élitisme qui constitue une menace particularisante :

P. D. — On fait à votre œuvre un reproche : elle s’adresserait en définitive, à une certaine élite au courant des mouvements littéraires contemporains, puisque vous vous situez avant tout par rapport à eux.

N. Sarraute — C’est une erreur[1153].

N. Sarraute ne s’adresserait donc pas aux « intellectuels », ni à l’« élite » mais à tout le monde. On comprend donc que le discours de la neutralité tenu par elle pouvait présenter l’intérêt de protéger son travail de tout rabattement sur « l’écriture féminine » car il était hors de question de n’écrire que pour des femmes. Ses idées littéraires étaient donc prédisposées à intéresser « tout le monde », gens du peuple, honnêtes gens ou gens de cabinet, mais, aussi, sous un autre rapport, hommes et femmes.

Littérature sans sexe, sans politique

La contrainte de généralité que N. Sarraute s’est imposée a pris forme dans la volonté délibérée de mettre à l’arrière-plan les caractéristiques sexuelles des protagonistes des fictions en les définissant comme « superficielles ». Cette volonté de neutralisation sexuelle s’est manifestée de plusieurs façons, comme nous allons nous en rendre compte.

C’est par l’introduction de l’androgynat que se manifeste, sur le plan thématique, la neutralité sexuelle revendiquée pour certains personnages, ou en tout cas par la minoration de la pertinence narrative de la caractéristique sexuelle :

Le sexe [au sens de différence sexuelle] n’est pas intéressant [...]. Il n’y a que des écritures tout court et plus elles sont androgynes, mieux ça vaut[1154].

Ceci se manifeste à un second niveau, celui, « social », de la « littérature féminine », toujours refusée par N. Sarraute :

Je crois que quand on est dans le domaine spécifique de l’écriture, on est complètement androgyne. [...] Pourquoi dans mes pièces les femmes me reprochent — et j’ai toujours été tout à fait du côté des femmes et féministe — eh bien, elles me reprochent de ne pas prendre des femmes, eh bien, parce que les femmes par la société, par leur attitude, peut être imposée par la société, en tout cas l’attitude qu’elles ont joue le rôle de femme. Et l’homme dans toutes les langues, l’homme c’est le neutre, l’être humain, c’est pour ça que je prends des hommes. Si je prenais des femmes, on leur attribuerait tout de suite des sentiments qu’on attribue aux femmes et il n’y aurait pas chez elle cette espèce de détachement d’ordre métaphysique en face des choses. On attribuerait ça immédiatement à de l’affectivité à des événements de la vie privée, enfin quelque chose qu’on attribue toujours aux femmes. Alors je suis obligée de prendre toujours des hommes. Et là, il faut que ce soit un neutre, ni homme ni femme, deux êtres humains qui sont en face l’un de l’autre[1155].

Le rejet de la caractéristique féminine permettait d’éviter la particularisation sexuelle. Jamais N. Sarraute n’a revendiqué le fait d’être une femme et n’a exploité le thème de l’« éternel féminin[1156] ». Cela pouvait représenter un danger majeur de réduction au féminin. Au pseudonymat forcé des auteurs qui sont des femmes[1157], a succédé un rejet de la référence à la division sexuelle de la création littéraire. Et ce n’était d’ailleurs pas totalement déraisonnable, étant donné que les femmes de lettres sont depuis longtemps associées à des représentations très négatives, qu’il s’agisse des « précieuses » familières des salons littéraires[1158], des « femmes savantes » ou des « bas-bleus[1159] ».

N. Sarraute y est revenue un nombre très important de fois, de différentes manières. Sur le plan du choix du sexe des personnages, N. Sarraute met en équivalence les hommes et les femmes. La « commune humanité » se réalise par-delà la division sexuelle :

Quand j’écrivais pour la radio, il fallait que les voies soient différentes et marquées, alors je choisissais la plupart du temps des voix féminines que dans ma tête un homme aurait pu très bien pu dire[1160].

Plus tard, elle est allée plus loin dans l’indifférenciation : « Je distribue les voix pour la radio un peu au hasard ». Mais la division sexuelle, selon N. Sarraute, est asymétrique dans la mesure où seul l’homme peut représenter le neutre, celui-ci pouvant incarner à la fois l’homme (sexué), et l’Homme (l’espèce) :

Je fais jouer par un homme le rôle de l’être humain en général, parce qu’une femme n’est vue à l’heure actuelle que comme une femme, dans sa singularité. C’est regrettable, mais c’est comme ça[1161].

C’est à peine si je sais si mes personnages sont homme ou femme. Le sexe n’est pas intéressant. Souvent je préfère « il » à « elle » tout simplement parce que « il » est plus neutre, c’est le genre humain. « Elle » en revanche, c’est toujours une femme. [...] Si je mettais un féminin, cela voudrait dire que je me sens être une femme. Ce que je ne me sens pas. Je ne suis rien. C’est une grave erreur que de parler de littérature féminine ou masculine[1162].

Mais le privilège accordé à la neutralité a pu prendre la forme d’une critique quasi misogyne des femmes. C’est en tout cas les mots que rapporte M. Galey dans son Journal :

Il n’y a que des hommes dans mes pièces. C’est neutre. Les bonnes femmes, on se pose des questions, on leur cherche des raisons. Et elles sont toutes mégalomanes et emmerdeuses, c’est bien connu[1163].

N. Sarraute considérait donc que le fait d’être une femme était un handicap qu’il convenait d’effacer, comme elle le confiait à M. Galey :

J’ai beau être de tout cœur avec les féministes, il faut bien reconnaître qu’elles n’ont jamais rien inventé, rien innové [...]. Vous vous rendez compte que l’autre jour, mon voisin de dessus a dit à Claude [fille de N. Sarraute], qui était penchée pour ouvrir la porte : « Vous avez un joli petit cul madame ». À une quinquagénaire, journaliste au Monde ! Moi, il me dit : « Bonjour, génie » avec la nuance de mépris que vous devinez. Même dans le groupe de Minuit, ils m’ont toujours tenue pour une quantité négligeable. Sur la fameuse photo qu’on reproduit tout le temps, vous verrez, on ne se parle pas. Je suis en quarantaine[1164].

Dans le débat qui a structuré les luttes féministes, N. Sarraute s’est donc placée non sur le terrain de la transformation du stigmate en emblème, à la manière de J. Kristeva, L. Irigaray ou H. Cixous, mais sur le terrain du rejet du stigmate par la neutralisation de la pertinence de la division sexuelle qui le rend possible. Ceci permet d’expliquer le rejet du rabattement procédé par I. Huppert de la littérature de N. Sarraute sur des caractéristiques féminines, fussent-elles transformées par l’inversion valorisante :

I. Huppert — Est-ce que vous pensez qu’il existe une spécificité d’une littérature féminine ?

N. Sarraute — Rien au monde ne me fait horreur autant que cela !

I. Huppert — Je sens pourtant en lisant vos livres que les obsessions sont montrées par le biais de choses très concrètes, un attachement aux objets que je trouve assez féminin... [...]

N. Sarraute (Avec véhémence) On décide que c’est féminin, il n’y a pas beaucoup d’attachement aux objets chez moi.

I. Huppert — Je ne sais pas, les fauteuils de cuir dans Le Planétarium.

N. Sarraute — Oh... Relisez Balzac !

I. Huppert — Oui, mais chez les écrivains classiques, ce sont des descriptions tandis que chez vous...

N. Sarraute — L’objet est un catalyseur ! La nouveauté de cette littérature, c’est que justement, l’objet en lui-même disparaît et n’a d’intérêt que comme catalyseur. Ce n’est pas féminin... On commence par dire : « Ça c’est féminin, la minutie, cette espèce de maniaquerie du détail. » Lisez Henry James !

I. Huppert — Oui, mais pour moi, ce n’est pas péjoratif.

N. Sarraute — Non, non, pour moi, c’est péjoratif, et je vais vous dire pourquoi : parce que nous n’avons jusqu’à présent rien fait, dans aucun domaine, alors quand on commence à qualifier quelque chose de féminin, je trouve ça très dangereux... Regardez, il n’y a pas de philosophes, de musiciens ; même en littérature où elles ont réussi le mieux, on ne peut pas les comparer ni en nombre ni en génie à ce qu’ont écrit les hommes. Mais j’espère que ça tient à des causes qui vont aller en s’effaçant[1165].

 

Cette volonté d’effacer, sur le plan psychologique, toute différence sexuelle, se retrouve, cette fois au niveau politique, puisque toute référence à une situation précise de ce type est écartée. Certes, N. Sarraute a investi le terrain politique pour lutter en faveur des droits des femmes. Mais la lutte politique est restée confinée dans le cadre politique, sans jamais trouver de prolongement sur le terrain littéraire. Ces interventions ne sont toutefois pas totalement absentes. L’auteur s’est exprimé dans le domaine de la défense du droit de vote des femmes et dans la défense de l’avortement. Plutôt proche du parti communiste (au moins dans sa jeunesse), admiratrice, en 1961, de F. Castro[1166], participant avec J.‑P. Sartre, S. de Beauvoir et M. Duras aux événements de mai 1968[1167] :

En 1935, j’aidais une avocate en faveur du droit de vote des femmes... En 1968, j’allais à la Sorbonne tous les jours et j’étais là quand on a « pris » l’Hôtel de Massa, siège de la société des gens de lettres. Il est sûr que les idées, pour moi, sont vivantes[1168].

N. Sarraute a également défendu l’État d’Israël, notamment au travers des kibboutz, « qui réalisent en un modèle réduit les vieux rêves de Fourier et de Bakounine, le projet de Lénine et aujourd’hui celui de Fidel Castro[1169]. » Elle a été, en outre, signataire du « Manifeste des 121 », au moment de la guerre d’Algérie[1170]. L’engagement politique n’a pourtant jamais franchi les barrières de l’œuvre, confirmant la force structurante des régimes ontologiques opposant le monde social extérieur au monde littéraire de l’œuvre intérieure sur lesquels N. Sarraute a toujours pris appui pour justifier son attitude et manifester son rejet de l’art engagé[1171] ou du « réalisme socialiste[1172] » :

Il n’y a pas de rapport entre mes sympathies politiques et ce que je fais en littérature, mais je ne crois pas non plus qu’il y ait contradiction. Ce ne sont pas les écrivains subordonnant leur création aux directives d’une idéologie qui font œuvre révolutionnaire. Tout au contraire Dostoïevski et Balzac, qui professaient des idées politiques réactionnaires, étaient ultra-révolutionnaires en tant qu’artistes, parce que dans l’ordre de la création, ils ne connaissaient pas d’autre approche que celle de leur perception de la réalité et de la vérité[1173].

Cette opposition de l’œuvre et de la vie sociale structure encore le rapport qui existe entre la vie publique et la vie privée, et rend raison, sur un autre plan, du refus exprimé par N. Sarraute d’endosser le statut et la fonction de l’intellectuel dont les interventions tout-terrains et tous azimuts sont jugées aussi intempestives (défaut de pertinence) qu’usurpées (défaut de légitimité) :

N. Sarraute — Je ne crois pas qu’un artiste soit plus qualifié qu’un autre pour donner son opinion sur la politique. Je vais voter, j’ai des opinions sur la politique, ça n’a aucun rapport avec ce que j’écris. Je ne suis pas un témoin privilégié. Au contraire, je le suis peut-être moins que ne le sont les gens plongés dans l’existence comme un commerçant ou un ouvrier. Dostoïevski était à la fin de sa vie un réactionnaire, Balzac était légitimiste, j’ai une grande admiration pour eux, ça n’a rien à voir avec les opinions politiques qu’ils professaient... Je n’ai pas de compétence politique. On n’a pas à afficher ses opinions comme des vérités parce que moi, écrivain, je l’ai dit.

Question — Vous ne croyez pas à la figure de l’intellectuel ?

N. Sarraute — Du tout. Il n’y a qu’à voir les erreurs fantastiques, la naïveté incroyable des écrivains et des savants dans le domaine de la politique[1174].

Ailleurs, plus vigoureusement :

Je n’ai pas l’impression que les intellectuels comprennent mieux les situations. Nous avons des exemples innombrables de grands intellectuels qui se sont gourés au maximum sur toutes les questions. Quand ils donnent leur avis sur n’importe quoi, je crois que ce n’est pas pertinent[1175].

Mais la politique n’a pour autant pas disparu : c’est par une réconciliation des contraires que N. Sarraute compte sur une réémergence du politique au sein de l’esthétique sans pour autant que celui-ci ait été à aucun moment explicitement convoqué. C’est selon cette territorialisation que peut se comprendre à la fois la fermeté de l’engagement politique et le maintien de l’œuvre littéraire en dehors de ces préoccupations.

Mais la renonciation de l’expression politique explicite dans l’œuvre pouvait être réintroduite par la médiation de l’option neutraliste sans pour autant qu’il soit facilement possible de réduire l’option esthétique à un simple codage ou « mise en forme » des options politiques. Toutes les formes de réductions identitaires ou sexuelles seront violemment rejetées et seront mises à l’actif des accusations d’incompréhension.

L’absence de sentiment d’identité sexuelle qui est un cas particulier de l’absence de sentiment d’identité d’une manière plus générale, peut alors se déplacer du tout (nous sommes un infini[1176]) au rien (« on n’existe pas[1177] »). Toutes les caractéristiques deviennent des réductions particularisantes :

Je ne me considère ni comme russe, française, juive ou quoi que ce soit d’autre. Je ne me sens même pas être une femme ou une personne âgée[1178].

On voit que la conquête de la généralité passe par le terrain privilégié du refus de la revendication identitaire, ceci ne passant pas par un rejet des caractéristiques sociales mais par une mise en évidence de l’équivalence des humains que rend possible le détour par l’intériorité : « Quand j’écris, je ne suis ni homme ni femme ni chien[1179] ». Ne rien « se sentir[1180] » est la formule par laquelle N. Sarraute détruit la question de l’identité, qu’il s’agisse des personnages, on l’a assez dit, ou d’elle-même : « Je ne me sens rien », « je n’ai pas de sentiment d’identité. Je pense qu’à l’intérieur de chacun de nous, nous sommes pareils[1181]. » Les variables sociologiques sont rendues vulnérables face à la défense d’un sujet pur, dégagé de la « surface », c’est-à-dire du contexte social. C’est parce que l’opposition « dedans / dehors » sous-tend ces prises de position qu’on retrouvera très souvent l’accusation adressée aux lecteurs et critiques d’avoir une lecture sociale, ce qui veut dire, en termes sarrautiens, superficielle.

 

Le discours de l’équivalence permet d’affirmer politiquement l’équivalence des individus sans pour autant que ce discours soit explicitement politique ou militant, puisque N. Sarraute fait dépendre le sens du contenu du texte littéraire d’un contexte formel. Il permet en outre de ne pas fragmenter la demande en s’adressant, non pas aux seules femmes, comme certains écrivains féministes, mais à tout le monde, sans pour autant qu’on puisse totalement dire que les livres sont directement dépendants d’une « cible » la plus large possible. L’on voit clairement que si l’on n’arrive absolument plus à faire la différence entre le marketing littéraire (s’adresser au plus grand nombre possible) et la littérature « pure » (dédain absolu pour les goûts ignobles du public inerte et inculte), c’est que notre vision des choses a engendré un nouveau type de position capable de faire tenir ensemble l’exigence de généralité (qui induit nécessairement une préoccupation du public) et la retraite solitaire dans la tour d’Ivoire.

Élargir le public

Le sociologue ou le statisticien est un peu effrayé en lisant N. Sarraute, puisqu’il fait reposer une bonne part de ses descriptions sur des variables discriminantes qui sont traitées par elle comme non pertinentes. Doit-il voir N. Sarraute d’un mauvais œil ? De deux choses l’une, soit on brandit le spectre des « illusions », soit on prend au sérieux ces propositions en y voyant, par exemple, que la construction de l’équivalence des personnes passe par un détour par l’intériorité, la non-équivalence étant reléguée dans les franges inauthentiques de l’extériorité :

Il y avait un ouvrier en retraite qui était un ami de Gaston Deferre, un cheminot de la gare de Lyon, un prêtre catholique, mais qui n’était pas prêtre ouvrier mais qui travaillait à l’usine et un autre ouvrier qui travaillait dans une usine d’appareils électroniques. Alors nous sommes arrivés à Orly, on s’est rencontrés à Orly et on nous a dit que l’avion russe avait du retard, on est allé prendre un verre à la buvette, on a tellement discuté sur nos différences, nos vies et notre travail qu’ils nous appelaient que l’avion nous attendait, et cet ouvrier a dit quand je pense qu’on vit dans la même ville et qu’il faut qu’on se réunisse à Orly pour savoir comment nous vivons les uns et les autres. Alors que nous allons regarder ce que font les Russes, on ferait mieux de regarder ce qui se passe en France et alors cet ouvrier-là très intelligent et charmant d’ailleurs m’avait dit : « J’ai voulu savoir quels étaient les gens qui partaient avec moi, j’ai vu que vous avez écrit des romans et j’ai acheté Le Planétarium, et je comprends pas, on m’avait dit que c’était difficile, que c’était vraiment difficile, je comprends pas ce qu’il y a de difficile là-dedans. C’est le portrait de ma mère, cette dame qui s’occupe de ses boutons de porte, c’est ma mère. C’est à un tel degré elle », alors j’étais ravie, vous pouvez imaginer. « Mais comment ? » — « Et bien figurez-vous que ma mère tenait une épicerie, une petite épicerie de village, et toute sa vie elle a voulu faire de l’arrière-boutique une espèce de salon dans lequel elle aurait des fauteuils couverts de housses de soie. Mon père savait que c’était ridicule, avait dit que ça nous rendrait la vie impossible et ne voulait pas en entendre parler. Dès qu’il est mort ; la première chose que ma mère a faite, elle a commandé ces housses. Alors elle était folle de la forme de ces housses, du tissu qu’elle avait choisi, elle se relevait la nuit pour regarder si on n’avait pas fait une tache, s’il y avait pas un faux pli, et se préoccupait jour et nuit de ces fauteuils, ça m’a fait penser à l’histoire de la tante Berthe ». Mais alors la seule chose c’est que ça ne s’applique pas aux mêmes objets. C’est tout. Il est impossible d’établir une pareille ségrégation entre les gens en disant que untel ne l’éprouve pas et un autre l’éprouve et alors je vois par exemple à la campagne là où je suis, j’ai une maison à la campagne où je suis amie avec la plupart des gens qui sont là qui sont cultivateurs, mais ils sont d’une subtilité et même d’une susceptibilité pour des nuances mêmes infimes de politesse dans lesquelles, si on les poussait, ils percevraient immédiatement la chose la plus délicate et par conséquent ils perçoivent toutes ces choses là admirablement et même à mon avis beaucoup plus finement que les bourgeois qui sont beaucoup plus enfermés dans des attitudes stéréotypées et qui sont beaucoup plus imperméables à ces sensations très fines. Ils ont d’autres chats à fouetter en général dans l’existence[1182].

S’il nous faut évoquer l’éthique sociale de N. Sarraute, qui, rappelons-le, passe par la référence à l’équivalence des personnes dans la commune humanité, c’est qu’en littérature, cette éthique trouve des prolongements, notamment dans l’exigence d’universalité exigée, semble-t-il, par toute littérature de valeur. L’assentiment « des ouvriers » fonctionne, chez N. Sarraute, comme une preuve de généralité de l’œuvre qui traduit une bonne disponibilité pour toutes les classes sociales. C’est la raison pour laquelle elle y revient souvent, le seul problème étant peut-être qu’il s’agit du même ouvrier :

Pour le Planétarium, il m’est arrivé une jolie histoire. Lors d’un voyage à Moscou, nous étions parmi un groupe de Français invités par les Soviétiques. Et parmi ces gens, il y avait un ouvrier français, qui avait voulu savoir avec qui il voyageait. Il avait donc lu un de mes livres, Le Planétarium. Il m’a dit une chose qui m’a fait un plaisir extrême : « Ce que le livre a pu me rappeler les histoires de ma mère et de mon père ! » [...] Ce que j’écrivais correspondait à ce qu’il sentait lui-même. La tante Berthe lui faisait penser à sa mère qui tenait une épicerie de village. Le fait que lui, un ouvrier, se sente chez lui dans un livre dont on avait souligné les préoccupations bourgeoises prouvait que ce livre-là avait un caractère général[1183].

C’est dans la mesure où la généralité du discours littéraire est grande qu’elle peut surmonter les particularités sociales des lecteurs. N. Sarraute s’adresse à tous. Cet ouvrier est un exemple sur mesure.

Tous ceux qui essaient de faire ici une différence entre un argument publicitaire (N. Sarraute est fédératrice), une description anthropologique (tout le monde est équivalent par intérieur interposé) ou une pétition esthétique (le tropisme tente de connecter l’équivalence des êtres dans la puissance d’une forme) rencontrent des difficultés insurmontables tout simplement parce que tous ces aspects sont indiscernables. Les controverses esthétiques sont là pour stabiliser qualifications ou disqualifications.

Quand le spectre de la particularisation rôde, il est balayé d’un revers de la main par qualification du thétique (le sujet) en nomologique (la loi) qu’instrumentalise la référence au biologique (le sang) :

Ces mouvements ne sont évidemment pas plus propres à une certaine classe sociale que ne lui est propre la pulsation du sang dans les veines. Si je les ai observés chez des bourgeois ou chez des intellectuels, c’est que comme tous les écrivains français qui sont, nécessairement, des bourgeois, je ne connais bien que les gens que j’ai pu observer de très près. Mais ces mouvements existent chez les ouvriers, chez les paysans[1184].

Et c’est l’occasion de manifester une différence radicale, ce qui est toujours bon à prendre avec J.‑P. Sartre :

Il est surprenant de voir Sartre qui, il y a encore quelques années, comprenait parfaitement le caractère général de ces tropismes, où il voyait « l’existence même », découvrir aujourd’hui que ces mouvements sont le propre d’une certaine classe sociale. S’il avait pu avoir des soviétiques une vision autre qu’à vol d’oiseau, s’il avait pu comprendre leur langue et être mêlé de plus près à leur vie, il aurait été surpris de voir que, comme lui-même, ils sont pleins de « tropismes » et que ces tropismes que, d’ailleurs, ils comprennent et décèlent à merveille, jouent dans leur vie le même rôle — important — que dans celle de tout être humain[1185].

Mais répondre à l’exigence de généralité, suppose un certain nombre de sacrifices et de soustractions. Nous allons voir maintenant comment ces soustractions prennent sens.

Montée en pureté

C’est parce que la généralisation doit passer par des dispositifs d’ébavurage des propriétés contextuelles que peut affleurer la topique de la pureté. N. Sarraute rejette ainsi ce qu’elle estime être contingent, en gardant ce qui est « essentiel » et « général ». C’est toujours l’inquiétude de la généralité qui peut rendre raison de ce leitmotiv essentialiste. Ainsi, selon un modèle évolutionniste, N. Sarraute privilégie une musique plus « pure », c’est-à-dire plus musicale dès lors qu’elle a été débarrassée des scories mélodiques[1186], une peinture plus picturale, dès qu’elle s’est délivrée du référent, etc... :

Le peintre moderne — et l’on pourrait dire que tous les tableaux, depuis l’impressionnisme, sont peints à la première personne — arrache l’objet à l’univers du spectateur et le déforme pour en dégager l’élément pictural[1187].

Toujours moins de contingences permettrait d’accéder à toujours plus d’essence :

Je n’ai rien contre le personnage, j’aime énormément Balzac, et la littérature classique, j’aime Dostoïevski. Le personnage est un élément indispensable de leur art, il concentrait sur lui l’attention des lecteurs, il était une sorte de catalyseur. Et puis il me semble qu’il s’est désintégré petit à petit. Il y a eu Proust, et puis Joyce avec ses monologues intérieurs[1188].

La conception artistique articulée, dans cette prise de position, sous la forme d’un plaidoyer pour la purification, est une manière pratique de justifier la nécessité de l’innovation comme recherche du « vrai sens », qui est essence de la littérature ou de l’art :

La musique moderne s’est débarrassée du sentiment et de la mélodie pour dégager le son pur. Ainsi la peinture dite « abstraite » s’attache à fixer l’attention du spectateur sur le seul élément pictural. Ainsi la poésie se débarrasse de la rhétorique et de la rime[1189].

Le procès historique de l’évolution artistique et littéraire serait donc l’accomplissement d’une essence en devenir. N. Sarraute a besoin de cette « essence de la littérature » à venir pour agir : la vision téléologisante est une nécessité de la pratique littéraire[1190]. De même, la reconstruction téléologique du présent est une obligation qui sert à la justification, et surtout, à la nécessitation de la pratique. Ainsi, la vision des processus continus comme suppression progressive des analyses est tout à fait caractéristique de cette démarche :

Dans Proust, il y a encore de l’analyse. Chez Joyce, c’est déjà du monologue intérieur. Tout est en mouvement et on ne cherche pas à s’expliquer. Chez moi, ce n’est pas de l’analyse ou de l’explication[1191].

Je pense qu’ainsi que le roman suit le mouvement de tous les arts qui consiste en un effort constant pour débarrasser l’œuvre des significations qui l’encombrent, qui sont devenus inutiles, et pour dégager la sensation pure. C’est la raison de la tendance de tout l’art moderne vers l’abstraction[1192].

Les « dit-il » que G. Flaubert ne voulait pas se résoudre à remplacer par des barres[1193], deviennent des appendices inessentiels dont l’ébavurage permettrait d’accéder à une pureté plus grande[1194]. La purification narrative réfléchit l’exigence de pureté dans laquelle la quête des essences matérialise l’impératif de généralité. Le schème de la coupure est ce qui permet de faire comprendre la démarche purificatrice, geste rituel duquel les anthropologues sont coutumiers[1195] :

Je coupe beaucoup, ce qui explique que, croyant écrire mon plus long texte depuis Le Planétarium, j’ai abouti à mon roman le plus court[1196].

G. Sandier — Ce scénario s’applique-t-il à n’importe quelle entreprise, à n’importe quel milieu de travail ?

N. Sarraute — Cela s’applique à l’état pur. [...] C’est le conflit à l’état pur dont les personnages sont porteurs[1197].

C’est dire la parenté qui lie la conception réaliste[1198] de la pratique littéraire (découverte de l’intérieur[1199]), et la vision diffusionniste de sa réception (résistance et lenteur), dont la traversée des obstacles constitue le schème unificateur, qu’il s’agisse, d’une part, du franchissement centripète critique de l’auteur levant le « voile de l’apparence » pour se frayer un chemin vers une intériorité dont la profondeur garantit l’authenticité, et d’autre part, d’une manière symétrique et inverse, de la traversée centrifuge (« diffusion ») du livre dans un public a priori malveillant[1200]. La présence du franchissement des obstacles est ce qui permet de donner un sens à la fois à la difficulté du travail littéraire et à la robustesse des rejets du public, celle-ci venant comme confirmer, par symétrie, à la fois la validité de l’essence atteinte et la généralité exprimée. De la production à la « diffusion », on retrouve ce même double mouvement, qui rend conciliables l’impératif de généralité (au pôle objet des thématiques littéraires), et l’exigence de singularité (au pôle sujet de la production) par l’affirmation d’une plus grande pureté. Par ailleurs, on assiste à un durcissement des positions négatives qui sont autant d’émondages essentialisants qui rappellent la noesis d’Aristote dans laquelle la saisie de l’essence passait par un retranchement du superflu[1201].


Conclusion

 

 

 

 

Les pressions de N. Sarraute sur les critiques ont donc été continues. Il ne s’est pas seulement agi pour elle d’imposer les catégories de perception et d’appréciation de son œuvre, mais aussi de mettre à l’index, ceux qui ont fauté par omission, ainsi que ceux qui ont fauté par incompréhension. Lecteurs et critiques sont en effet renvoyés à leur insuffisance, ceux-ci ne voyant pas les différentes stratifications du discours ironique, ne montant pas suffisamment en généralité, n’admettant pas l’exigence de travail et de l’effort. De même que l’inscription en régime de volition permet de comprendre la posture littéraire de N. Sarraute, nous allons comprendre que c’est, symétriquement, l’inscription en régime d’inspiration qui a, le plus souvent, été au principe des rejets de sa littérature. A contrario, l’inscription des critiques en régime de volition a permis de fonder l’accord entre des lecteurs amateurs de travail et de volonté, et un auteur à pied d’œuvre dans l’effort de la recherche.

Mais avant d’amorcer cette étude, il faut se pencher sur des controverses que l’on a rencontrées, essentiellement, au début de la carrière de N. Sarraute, et au cours desquelles les critiques ont combattu pour définir la nature générique et ontologique des êtres en présence, qu’il s’agisse des œuvres (romans, ou pas ?), ou qu’il s’agisse de la personne (écrivain, ou non ?). Nous nous rendrons compte que ce que « sont » les choses a fait l’objet de très intenses négociations.


 

[1104]. Ainsi, G. Perros insiste sur le côté pathologique du narrateur. Cf. « Nathalie Sarraute : Martereau », nnrf, ii, 8, 08.1953.

[1105]. N. Sarraute, propos recueillis par G. d’Aubarède, « Instantané Nathalie Sarraute », Les Nouvelles littéraires, 30.07.1953.

[1106]. N. Sarraute, propos recueillis par L. Lacombe, « Premier contact », Les Lettres françaises, 12.01.1967.

[1107]. Cf. l’annexe 13.

[1108]. Cf. prière d’insérer de Martereau édité dans le livre de poche en 1964, N. Sarraute, Œuvres complètes, p. 1791.

[1109]. C’est ce qu’elle affirme dans la préface de L’Ère du soupçon.

[1110]. Pour la notion d’« exemplification », cf. N. Goodman, Langages de l’art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990.

[1111]. Quand on veut transformer une « affaire » en dénonciation publique, on, la rattache à une cause collective et générale, on dit d’elle qu’elle est « exemplaire ». Cf. L. Boltanski, L’Amour et la justice comme compétences, op. cit., p. 306.

[1112]. N. Sarraute, propos recueillis par J. Mosel, « Les aveux spontanés de Nathalie Sarraute : le monde des limbes », L’Arche, 12.1959.

[1113]. N. Sarraute, propos recueillis par O. de Magny, Archives du xxe siècle, film cité.

[1114]. N. Sarraute in S. Benmussa, Nathalie Sarraute, qui êtes-vous ?, Paris, La Manufacture, 1987, p. 60.

[1115]. Cf. L. Boltanski, L’Amour et la justice comme compétences, op. cit., p. 254-366. Pour un exemple concret d’une montée en généralité comme dispositif d’intéressement visant à asseoir la légitimité d’une justification, cf. J. Lolive, « La montée en généralité pour sortir du nimby : la mobilisation associative contre le tgv en Méditerranée », Politix, n° 39, 1997, p. 109-130.

[1116]. N. Sarraute, « Les voix de l’avant-garde », Chaîne nationale, 15.07.1959.

[1117]. N. Sarraute, « Roman et réalité », Œuvres complètes, p. 1652.

[1118]. N. Sarraute, propos recueillis par A. Tremblay, st, New York Times, 06.1983. On signale, avec une coquille particulièrement significative, la parution d’Enfances, dans A. Simonin et H. Clastres (coord.), Les Idées en France, 1945-1989, une chronologie, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Histoire », 1989, p. 397.

[1119]. N. Sarraute, propos recueillis par F. Poirié, « Nathalie Sarraute à la source des sensations », Art Press, 07-08.1983.

[1120]. Sur le rejet de l’autobiographie comme genre mal placé, cf., par exemple, N. Sarraute propos recueillis P. Boncenne, « Nathalie Sarraute », Lire, n° 94, 06.1983. G. Mauger et C. Fossé-Poliak rapprochent l’autobiographie du plus déclassé de tous les genres : le trompe-l’œil (G. Mauger, C. Fossé-Poliak, « Les usages sociaux de la lecture », art. cité, p. 15).

[1121]. N. Sarraute, propos recueillis par A. Héliot, « Nathalie Sarraute : une “Enfance” née avec le siècle », Le Quotidien de Paris, 10.02.1984.

[1122]. L. Finas, « Nathalie Sarraute : mon théâtre continue mes romans », La Quinzaine littéraire, 16-31.12.1978. Pour des propositions du même type, cf. N. Sarraute, propos recueillis par J.‑P. Colas, « Un livre, des voix », France Culture, 25.04.1983 ; N. Sarraute, propos recueillis par J.-L. Ézine, entretien avec l’auteur, France Culture, 22.11.1989.

[1123]. N. Sarraute, propos recueillis par F. Poirié, « Nathalie Sarraute à la source des sensations », Art Press, 07-08.1983.

[1124]. N. Sarraute, L’Ère du soupçon, p. 1554.

[1125]. On est frappé par l’analogie des procédures mises en œuvre par les techniques de généralisation de la rhétorique politique que L. Boltanski rapporte dans telle lettre de la cgt : « La Confédération Générale du travail considère qu’à l’occasion des attaques portées contre la personne du Directeur Général, c’est fondamentalement l’orientation de l’Institution qu’on voudrait mettre en cause [...]. La cgt considère qu’il s’agit d’une nouvelle et grave attaque contre les droits des travailleurs. [...] Le patronat est pressé car derrière un problème de “personne” se cache une opération plus vaste qui touche l’institution. » (cité in L. Boltanski, L’Amour et la justice comme compétences, op. cit., p. 307).

[1126]. Voyons, par exemple, comment J.‑P. Sartre tente de régler le sens de ce que signifie l’« échec » et le « succès » : « Dans le domaine de l’expression, le succès, c’est forcément l’échec. [...] Les journalistes font un travail étrange : ils malaxent les tirages, font des moyennes, les comparaisons statistiques, [...] concluent. C’est qu’ils confondent le sens du tirage d’un livre et le sens du tirage de leur journal. Dans les pays comme l’urss où il y a des éditions d’État, le tirage du livre a un sens vrai : si le public demande une nouvelle traduction de Zola, c’est qu’il a besoin réellement de lire ou relire Zola. Mais dans les pays de capitalisme libéral et d’entreprise privée, les chiffres n’ont aucun sens. » (J.‑P. Sartre dans M. Chapsal, Les Écrivains en personne, op. cit., p. 268).

[1127]. N. Sarraute, cité in S. Benmussa, Nathalie Sarraute : Qui êtes-vous ?, op. cit., p. 123.

[1128]. N. Sarraute, propos recueillis par A. de Gaudemar, « Petit à petit, j’ai rempli cet Ici », Libération, 07.09.1995.

[1129]. N. Sarraute, propos recueillis par O. de Magny, Archives du xxe siècle, film cité.

[1130]. N. Sarraute, propos recueillis par G. Bechtel, « N. Sarraute et l’art du roman », L’Information, 21.04.1956.

[1131]. N. Sarraute, propos recueillis par F. Dupuy-Sullivan, « Dialogue avec Nathalie Sarraute autour de Jean-Paul Sartre », Romance Quarterly, 37, 2, 05.1990. Pour d’autres références à l’exigence de décontextualisation, cf. « Entrevue avec Nathalie Sarraute », Les Nouvelles Pages de la société des écrivains luxembourgeois de langue française, 1, 1973 ; « Nathalie Sarraute à contre-courant du théâtre traditionnel, à contre-courant du théâtre d’avant-garde », Combat, 14.03.1974 ; « Nathalie Sarraute présente “C’est beau” : puisqu’on ne peut ni ressentir ni communiquer », Le Monde, 23.10.1975 ; « Les faits divers de la parole », Les Nouvelles littéraires, 10.01.1980.

[1132]. Le terme « frivole » est employé dans N. Sarraute, « Forme et contenu du roman », Œuvres complètes, p. 1666. Quant au renvoi à l’« évasion », cf. L’Ère du soupçon, ibid., p. 1582, 1611.

[1133]. C’est le terme que N. Sarraute utilise dans L’Ère du soupçon à propos de la dispersion des lecteurs par les personnages et l’intrigue, ibid., p. 1154.

[1134]. Parmi les très nombreuses allégations sur la mission dévoilante de la littérature critique, cf. N. Sarraute, propos recueillis par J.‑L. de Rambures, « Nathalie Sarraute : une table dans un coin de bistrot », Le Monde, 14.01.1972.

[1135]. Et ceci y compris au kibboutz, cf. N. Sarraute, propos recueillis par E. Spatz, « Nathalie Sarraute au Kibboutz », La Quinzaine littéraire, 16.10.1969.

[1136]. N. Sarraute in « La mémoire des hommes », Chaîne parisienne, 22.05.1960.

[1137]. Ibid. sur le refus du rabattement sur la catégorie « Russe », cf. N. Sarraute, propos recueillis par F.‑M. Banier, « Un anti-portrait de romancière », Le Monde, 15.04.1983.

[1138]. Sur cet aspect, cf. E. Cassirer, Langage et mythe : à propos des noms de dieux, Paris, Éd. de Minuit, 1973 (1953), p. 114-117 ; M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, puf, 1950, p. 34 et 57.

[1139]. N. Sarraute, Œuvres complètes, p. 1732.

[1140]. G. Simenon, interview, dans J.‑L. Ézine, Les Écrivains sur la sellette, op. cit., p. 139.

[1141]. L’autonomisation des textes littéraires du contexte historique par le refus de toute réalisme permettait, selon O. Wilde, d’en augmenter l’espérance de vie, cf. Intentions, op. cit., p. 91.

[1142]. N. Sarraute, La Voix de l’indicible, 1979.

[1143]. N. Sarraute, propos recueillis par S. Benmussa, « Nathalie Sarraute à contre-courant du théâtre traditionnel, à contre-courant du théâtre d’avant-garde », Combat, 14.03.1974 ; N. Sarraute, propos recueillis par R. Vrigny, « La littérature », France Culture, 16.04.1981.

[1144]. C’est la raison pour laquelle N. Heinich affirme que « Les sciences sociales n’aiment pas beaucoup la singularité » (N. Heinich, préface d’E. Zilsel, Le Génie, op. cit., p. 7).

[1145]. Comme dans N. Elias, La Dynamique de l’occident, op. cit., ou Du Temps, op. cit., p. 138 : « L’hypothèse d’une telle faille quasi spatiale entre un “monde intérieur” et un “monde extérieur” est le produit de l’imagination humaine, tant individuelle que collective. » Pour une déconstruction de l’opposition intérieur (le « moi ») / extérieur (la « société »), cf., également, R. Shusterman, « Style et style de vie : originalité, authenticité, et dédoublement du moi », Littérature, n° 105, 03.1997, p. 106. Cette opposition, qui est au principe de l’existence même de la psychologie, se retrouve, de manière homologue, dans la sociologie des champs qui prend appui sur exactement le même type d’opposition, non plus au niveau de l’opposition individu / société, mais au niveau de l’espace du champ traité comme un « intérieur » s’opposant au reste du monde traité comme « extérieur » (on pourrait en dire autant des « ordres » pascaliens, des « mondes » poppériens, ou des « sphères » walzériennes). La modélisation des circulations s’effectue selon l’opposition réifiante du « dedans » et du « dehors », prédisposant à les disqualifier comme adultérines ou tyranniques.

[1146]. Cf. G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1986 (1938) ; J. Bouveresse, Le Mythe de l’intériorité, Paris, Éd. de Minuit, 1976.

[1147]. Pour une explicitation des « deux plans » comme schème structurant l’œuvre de N. Sarraute, cf., entre autres, N. Sarraute, propos recueillis par, J.‑L. de Rambures, « Nathalie Sarraute : une table dans un coin de bistrot », Le Monde, 14.01.1972.

[1148]. Cf. sur la prégnance de l’intériorité, voir le « monde inspiré » de L. Boltanski, L. Thévenot, De la Justification, op. cit.

[1149]. Cf. M. Weber, Le Savant et le politique, trad., Paris, uge, coll. « 10/18 », 1963, p. 207.

[1150]. N. Sarraute, propos recueillis par D. Sallenave, « À voix nue », France Culture, 23.03-27.03.1992. Cf. l’article de N. Sarraute, « Les deux réalités », Esprit, 7, 07.1964.

[1151]. N. Sarraute, propos recueillis par P. du Vignal, « Nathalie Sarraute : le théâtre des mouvements intérieurs », Art Press International, 11.1978. Sur la référence à l’intériorité pour la construction de l’équivalence des personnes, cf. aussi N. Sarraute, propos recueillis par A. Finch, D. Kelley, French Studies, 07.1985.

[1152]. N. Sarraute, Les Voix de l’avant-garde, émission radiodiffusée le 15.07.1959 sur la chaîne nationale.

[1153]. N. Sarraute, propos recueillis par P. D., « La vie littéraire : comment Nathalie Sarraute conçoit l’art d’écrire », Beaux-Arts, 05.02.1960.

[1154]. Cité in M. Gazier, « Nathalie Sarraute et son “il” », Télérama, 11.07.1984.

[1155]. Aventures de l’esprit, réalisé par C. Régy, diffusé sur fr3 le 02.03.1990. On retrouve le même type de rejet dans N. Sarraute, « Virginia Woolf ou la visionnaire du maintenant », Les Lettres Nouvelles, 29.06.1961 ; N. Sarraute, cité dans N. Vedrès, Mercure de France, 01.09.1961 ; N. Sarraute, propos recueillis par M. Scal, « Sarraute, promenade », Libération, 24.07.1986.

[1156]. Sur cet aspect, cf. F. Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin, Paris, Le Seuil, 1996.

[1157]. Sur le pseudonymat des femmes, cf. C. Planté, La Petite Sœur de Balzac, op. cit. ; A.‑M. Thiesse, « Les infortunes littéraires : carrières de romanciers populaires à la belle époque », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 60, 1985, p. 35.

[1158]. N. Sarraute a toujours refusé qu’on fasse référence à des discussions de salon dans ses œuvres. Cf., par exemple, N. Sarraute, propos recueillis par S. Benmussa, « Nathalie Sarraute à contre-courant du théâtre traditionnel, à contre-courant du théâtre d’avant-garde », Combat, 14.03.1974.

[1159]. Cf. Pour une étude très approfondie de la question C. Planté, La Petite Sœur de Balzac, op. cit. Cf. également M. de Saint-Martin, « Les “femmes-écrivains” et le champ littéraire, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 83, 1990. S. de Beauvoir, que N. Sarraute a toujours détestée (femme et œuvre), considérait qu’il n’y avait jamais eu de grands écrivains femmes. Cf. T. Moi, Simone de Beauvoir, conflits d’une intellectuelle, Paris, Diderot éditeur, 1995, p. 312 ; et enfin, N. Heinich, États de femme, op. cit., p. 256-271.

[1160]. N. Sarraute, propos recueillis par A. Daubenton, « Les faits divers de la parole », Les Nouvelles littéraires, 10.01.1980.

[1161]. N. Sarraute, propos recueillis par F. Poirié, « Nathalie Sarraute à la source des sensations », Art Press, 07-08.1983.

[1162]. N. Sarraute, citée dans M. Gazier, « Nathalie Sarraute et son “il” », Télérama, 11.07.1984.

[1163]. N. Sarraute, propos rapportés par M. Galey, Journal, t. ii, op. cit., p. 328.

[1164]. M. Galey, Journal, t. ii, op. cit., p. 262. Les paroles rapportées sont à prendre avec précautions.

[1165]. N. Sarraute, propos recueillis par I. Huppert, « Rencontre avec N. Sarraute », Les Cahiers du Cinéma, 03.1994.

[1166]. J. Parot, « Retour de Cuba. Nathalie Sarraute s’entretient avec Jeannine Parot », Les Lettres françaises, 28.09.1961.

[1167]. Cf. On retrouve la signature de N. Sarraute dans un message d’écrivains adressé aux étudiants : « Il est capital que le mouvement des étudiants oppose et maintienne une puissance de refus », paru dans Le Monde, 10.05.01968 (fac-similé, dans Saga, n° 1, 01.1998, p. 59) ; également la signature de N. Sarraute dans le message du Comité National des Écrivains, « Communiqué de solidarité avec les étudiants », Le Monde, 19-20.05.1968. Sur l’occupation de l’hôtel de Massa par les écrivains, cf. Le Monde, 23.05.1968. Sur la prise de la société des gens de Lettes à laquelle N. Sarraute a participé, cf. An., « Le crac prend la Bastille des gens de lettres », Paris Match, 15.06.1968.

[1168]. N. Sarraute, propos recueillis par C. Clément, « Nathalie Sarraute : je travaille sur la dignité du langage », Le Matin de Paris, 21.01.1980.

[1169]. N. Sarraute, « Thèses et témoignages sur Israël : “deux poids, deux mesures” par Nathalie Sarraute », Le Monde, 11.11.1969.

[1170]. Cf. « Déclaration, sur la droit à l’insoumission dans la Guerre d’Algérie », Vérité, liberté, 09.1960. Fac-similé dans Saga, n° 1, 01.1998, p. 54.

[1171]. Sauf pour le cas particulier de B. Brecht. Même rejet de l’engagement chez A. Robbe-Grillet, cf. par exemple, A. Robbe-Grillet, « Littérature engagée, littérature réactionnaire », L’Express, 20.12.1955 : « [...] le roman contemporain, loin d’être un divertissement, a d’autres ambitions que de poser les problèmes d’une société aliénée, de dénoncer ses mystifications, ou de faire naître des consciences de classe. »

[1172]. Cf. N. Sarraute, propos recueillis par D. Sallenave, « À voix nue », France Culture, 23.03-27.03.1992.

[1173]. N. Sarraute, propos recueillis par J. Mosel, « Les aveux spontanés de Nathalie Sarraute : le monde des limbes », L’Arche, 12.1959.

[1174]. N. Sarraute, propos recueillis par T. de Vulpilliers, R. Fouanu, « Regard sur le siècle : Nathalie Sarraute : “Je ne suis pas un témoin privilégié” », Le Quotidien de Paris, 30.01.1990.

[1175]. N. Sarraute, propos recueillis par D. Sallenave, « À voix nue », France Culture, 23.03-27.03.1992.

[1176]. Cf. N. Sarraute, propos recueillis par I. Martin, « Nathalie Sarraute à propos de son dernier roman : la parole peut constituer un acte destructeur - Dire le silence, peindre le blanc », Journal de Genève, 04.12.1976.

[1177]. N. Sarraute, propos recueillis par J. Paugam, « Parti-pris », France Culture, 02.07.1976.

[1178]. N. Sarraute, propos recueillis par A. Tremblay, st, New York Times, 06.1983.

[1179]. N. Sarraute, propos recueillis par S. Rykiel, « Nathalie Sarraute : quand j’écris, je ne suis ni homme ni femme ni chien », Les Nouvelles, 09-15.02.1984. L’auteur ajoute « ni chat » à cette liste près de quinze ans plus tard dans N. Sarraute propos recueillis par M. Payot, « Nathalie Sarraute, dompteuse de mots », Lire, 11.1997.

[1180]. Pour un examen du « triangle identitaire », — se sentir, se dire, être dit — cf. N. Heinich, Être écrivain, Paris, cnl, 1990, p. 26 sq.

[1181]. M. Gazier, « Nathalie Sarraute et son “il” », Télérama, 11.07.1984.

[1182]. N. Sarraute, propos recueillis par O. de Magny, Archives du xxe siècle, film cité.

[1183]. N. Sarraute, propos recueillis par M. Pardina, « Un entretien avec Nathalie Sarraute », Le Monde, 26.02.1993.

[1184]. N. Sarraute, « Nathalie Sarraute écrivain », La Nouvelle Critique, 11.1960.

[1185]. Ibid.

[1186]. On retrouve ce genre de schème évolutionniste sous une forme à peine déguisée de l’involution chez J. Cohen, Structure du langage poétique, Paris, Flammarion, 1966. Cet évolutionnisme a été, comme on sait, battu en brèche par G. Genette, « Langage poétique, poétique du langage, in Figures ii, Paris, Le Seuil, « Points », 1979 (1969) au nom d’une vision de la « littérature pérenne » qui autonomise les transformations formelles et les questions de statut et de valeur.

[1187]. N. Sarraute, L’Ère du soupçon, Œuvres complètes, p. 1586.

[1188]. N. Sarraute, propos recueillis par M. Alphant, « Intérieur Sarraute », Libération, 28.09.1989.

[1189]. N. Sarraute, « Forme et contenu du roman », Œuvres complètes, p. 1673. On retrouve le même mouvement purificatoire chez A. Robbe-Grillet, « Réalisme et révolution », L’Express, 08.01.1956 : « Le naturalisme avait instauré un réalisme de la signification, signification sentimentale, sociale, fonctionnelle. Et peu à peu tout a disparu derrière une accumulation de mécanismes psychologiques supposés, de mobiles familiaux, de fonctionnements sociaux plus ou moins simplistes. La révolution dont il s’agit maintenant est de taille : il ne faut rien moins que débarrasser le monde de cette croûte. Ce sera la première victoire du nouveau réalisme. »

[1190]. Et c’est peut-être aussi un des sens qu’il faut donner à ce que N. Heinich appelle la « partie de main chaude de l’art contemporain » (art. cité), course débridée à la transgression et au « rien » que manifeste typiquement, dans un autre domaine, la vision littéraire de M. Blanchot.

[1191]. N. Sarraute, propos recueillis par T. de Vulpilliers, R. Fouanu, « Regard sur le siècle : Nathalie Sarraute : “Je ne suis pas un témoin privilégié” », Le Quotidien de Paris, 30.01.1990.

[1192]. N. Sarraute, « Le langage dans l’art du roman », Œuvres complètes, p. 1693.

[1193]. Cf. G. Flaubert, Correspondance, t. ii, op. cit., Lettre à L. Colet du 13.04.1853], p. 305.

[1194]. Cf. à ce sujet, N. Sarraute, L’Ère du soupçon, Œuvres complètes, p. 1598.

[1195]. Cf. P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit.

[1196]. N. Sarraute, propos recueillis par I. Martin, « Nathalie Sarraute à propos de son dernier roman : la parole peut constituer un acte destructeur », Journal de Genève, 04.12.1976.

[1197]. N. Sarraute, propos recueillis par C. Clément, « Nathalie Sarraute : je travaille sur la dignité du langage », Le Matin de Paris, 21.01.1980.

[1198]. Se reporter à la vision réaliste de J.-J. Rousseau et son usage du « dévoilement », cf. J. Starobinski, La Transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976 (1971), p. 94. N. Sarraute utilise ce mot partout, cf., entre autres : « Nathalie Sarraute écrivain », La Nouvelle Critique, 11.1960 ; « Nouveau Roman et réalité », Revue de l’Institut de sociologie de Bruxelles, 1963 ; « Nathalie Sarraute à contre-courant du théâtre traditionnel, à contre-courant du théâtre d’avant-garde », Combat, 14.03.1974 ; N. Sarraute, « Roman et réalité », Œuvres complètes, p. 1643.

[1199]. Il est à ce titre étonnant de voir l’écart entre une théorie de la pratique délibérément « réaliste », avec le leitmotiv de la « découverte » (cf. I. Stengers, L’Invention des sciences modernes, op. cit., p. 111), et une pratique manifestée par l’ardeur au travail qui renvoie davantage à une conception « constructiviste ».

[1200]. D’où l’inconvénient, pour un sociologue, des différents types de récepteurs en termes de « strates ». Sur la double résistance, d’une part de l’objet à l’auteur, d’autre part du public à l’écrivain, cf. N. Sarraute, « Roman et réalité », Œuvres complètes, p. 1647.

[1201]. Cf. P. Hadot, article « Théologie négative », Encyclopædia Universalis. On retrouve aussi cette valorisation du retranchement dans la réforme de la Devotio Moderna : « Retranchez les discours superflus, les courses inutiles, les vains bruits du monde, et vous trouverez assez de loisir pour les saintes méditations. » (L’imitation de Jésus-Christ, op. cit., p. 39).